Après avoir passé la majeure partie de sa carrière à évaluer et améliorer les systèmes de santé à travers le monde, c’est en Arménie que Laurence Terzan, épidémiologiste et médecin urgentiste originaire de Lyon, a posé ses bagages en avril dernier. Missionnée pour un an par Expertise France pour le compte du Quai d’Orsay, Laurence travaille comme conseillère auprès de la ministre de la Santé, Anahit Avetisyan. Cela n’a rien d’un hasard : l’Arménie est la terre de ses origines. Fille de l’astrophysicien Agop Terzan, elle a passé dans son enfance quelques mois dans l’observatoire de Burakan, lors d’une mission scientifique de son père. Et sa famille lui a transmis la langue et les coutumes arméniennes. Nous nous sommes entretenus des multiples défis et enjeux de son rôle, au cœur du pouvoir décisionnel arménien.
Pouvez-vous nous présenter votre parcours dans ses grandes lignes ?
Laurence Terzan : Je suis médecin de formation. Depuis le début de mon parcours professionnel, j’alterne des activités médicales dans deux domaines différents : la santé publique, en tant qu’épidémiologiste chef de projet, et la pratique clinique, en tant que médecin urgentiste. Le fait de passer de l’un à l’autre a toujours été très cohérent pour moi : cela m’a permis de mettre du terrain là où y avait trop de théorie, et vice versa. Dans le domaine de la santé publique, j’ai dirigé les Centres de Protection Maternelle et Infantile en Guyane française, avant de diriger un projet de mise en place de structures de santé au Surinam pour le compte du ministère des Affaires étrangères français pendant presque huit ans. J’ai également travaillé au siège de l’OMS sur la mise en œuvre du Règlement Sanitaire International. Dans le cadre de cette mission, j’ai voyagé dans un grand nombre de pays pour faire l’évaluation de leurs systèmes de santé.
En quoi consiste votre mission actuelle au ministère de la Santé en Arménie ?
L. T. : Je suis chargée de faire du conseil sur les principaux dossiers en cours au ministère, à savoir la réforme de la sécurité sociale, la réforme des centres de santé primaire, ainsi que du conseil en gouvernance auprès de la ministre de la Santé. Un autre volet a émergé en cours de route, qui ne faisait pas partie du projet initial : la mise en relation et la coordination des actions de santé menées par les fondations et les ONG de la diaspora ou autres. J’ai lancé cette initiative en juillet dernier, ce qui s’est révélé très utile pour coordonner les actions mises en œuvre pour l’arrivée des déplacés d’Artsakh et le transport des brûlés après l’explosion de la station service à Stepanakert. Au ministère, je travaille essentiellement avec les fonctionnaires du ministère, les conseillers – pour la plupart originaires des États-Unis – et bien sûr avec la ministre.
Quelle relation entretenez-vous avec Anahit Avetisyan, la ministre de la Santé ?
L. T. : Anahit Avetisyan est une femme extrêmement ouverte d’esprit, d’un accès facile, et désireuse de réformes, ce qui nous a permis d’établir une relation de confiance. Cette qualité d’échange est essentielle pour pouvoir avancer et obtenir des résultats. Elle est avocate de formation, mais était auparavant vice-ministre de la Santé et a suivi une formation en santé publique. Son profil est très intéressant, car il englobe à la fois les aspects juridiques des réformes et la réalité du milieu médical, qu’elle connaît bien. En plus des dossiers en cours, j’essaye de lui apporter mon expertise en matière de stratégie et de gouvernance à un niveau plus global.
Quels sont selon vous les principaux obstacles à la réforme du système de santé ?
L. T. : Le système de santé en Arménie est encore structuré sur le modèle soviétique en dehors d’Erevan. Comme dans tous les pays, on observe de la résistance au changement. Mais il y a aussi le problème des moyens limités. Encore récemment, le budget consacré au ministère de la Santé était très faible. Le gouvernement actuel est en train d’augmenter cette part, mais on est encore très en deçà de ce qui devrait être alloué. Il y a également des obstacles conjoncturels - comme la crise du Covid, la guerre de 2020 et l’afflux récent de réfugiés – qui ont à chaque fois interrompu le processus de réforme du système de santé.
Sur le plan des indicateurs, où se situe l’Arménie par rapport à d’autres pays ?
L. T. : C’est extrêmement contrasté. Il y a des spécialistes remarquables avec des vraies compétences et puis, il y a un système de base qui est en souffrance. De manière générale, les indicateurs de santé en Arménie sont encore inquiétants. Les maladies chroniques, comme le diabète et l’hypertension, sont responsables de 93 % des décès, car elles sont mal dépistées et mal prises en charge, avec une vraie résistance de la population à se faire soigner. Elles représentent actuellement des causes de perte économique estimées à près de 9 milliards de dollars par an. L’Arménie est aussi un des pays où il y a le plus d’institutions médicales. Pour vous donner quelques chiffres, l’Arménie comptait, en 2015, 4,2 lits d’hôpitaux pour 1 000 habitants, soit 1,5 fois plus que la moyenne mondiale. Idem pour le nombre de médecins pour 1 000 habitants, qui est de 4,4. Mais si l’on met ces chiffres en regard avec les services, le résultat n’est pas à la mesure de ce qu’on est en droit d’attendre. Par ailleurs, il y a aussi une grande inégalité d’accès aux soins entre Erevan et les provinces. Les salaires dans les centres de santé primaire des villes et villages sont assez bas, ce qui incite les médecins à se rediriger vers la capitale. Actuellement, le ministère met en œuvre une hausse de salaires conséquente, tant pour les médecins que pour les infirmiers qui travaillent dans ces centres. Il faut aussi mentionner le taux très important de prescription d’examens complémentaires, comme les scanners et les I.R.M, qui n’améliore pas pour autant la prise en charge des patients.
Comment se profile la réforme de la sécurité sociale ?
L. T. : Le ministère de la Santé a entamé des discussions politiques afin de mettre en place une couverture sanitaire universelle, de façon à améliorer l’accès et la qualité des soins et optimiser les dépenses publiques. Cette réforme se combine avec celle des centres de santé primaire. Elle couvrira tous les services médicaux, à l’exception de la dentisterie de seconde intention et de la médecine esthétique. Sa mise en œuvre va se faire en trois phases : pour tous les employés du secteur public en 2024 ; les retraités en 2025 ; et tous les citoyens les années suivantes. La couverture sociale prendra la forme d’un paquet de services comprenant des soins, des consultations, des examens biologiques de surveillance pour les maladies chroniques. Quant aux médicaments, un barème va être établi pour calculer leur pourcentage de remboursement. Ce dossier est principalement instruit par le ministère des Affaires sociales et notre rôle est d’apporter une expertise médicale afin d’identifier les équipements, les examens biologiques et les pathologies qui seront prises en charge.
Quelles avancées au niveau de la coordination des actions de santé de la diaspora ?
L. T. : Jusqu’à présent, il n’y avait pas vraiment de coordination et de continuité dans les actions de santé de la diaspora. Longtemps, celles-ci ont reposé sur des ONG, des fondations ou des petites associations qui allaient rendre visite à un hôpital, où le directeur leur faisait une « liste au Père Noël », mais sans que les besoins aient été étudiés, ni que des compétences aient été transmises. Ce que nous sommes en train de mettre en place aujourd’hui, c’est un dialogue entre toutes ces associations pour les orienter vers les priorités de la stratégie du ministère, afin que leurs actions ne soient pas redondantes ou mal distribuées sur le territoire. Tout cela passe d’abord par communication sur les actions déjà en cours.
Collaborez-vous avec des organisations médicales arméniennes de France ?
L. T. : En tant que Française, je suis forcément plus au courant de ce qui se fait au niveau français. Mais mon rôle est de faire le lien entre le ministère de la Santé et toutes les associations et les ONG, peu importe le pays. Je travaille quoi qu’il en soit en étroite collaboration avec l’ambassade de France en Arménie, et en particulier avec les deux VIA (Volontariat International en Administration) chargés de la coopération santé et de la coopération décentralisée. L’ambassadeur, Olivier Decottignies, est en appui total du projet. Nous avons notamment travaillé ensemble sur l’évacuation sanitaire des brûlés de Stépanakert vers la France, et sur la distribution des médicaments et des équipements envoyés par la France au moment de l’afflux des réfugiés.