Malgré les multiples problématiques qui l’agitent, l’Arménie a la chance de pouvoir compter sur ses experts de la diaspora. Le Dr Patrick Alecian est de ceux-là. Psychiatre, pédopsychiatre et psychanalyste au parcours remarquablement riche, il codirige le groupe Psychotraumas de Santé Arménie qui s’est donné pour mission de développer la prise en charge psychologique de la population civile et militaire, ainsi que des professionnels de santé.
Pouvez-vous nous présenter les grandes lignes de votre parcours en France ?
Patrick Alecian : J’ai commencé à travailler comme psychiatre pour les adolescents dans les années 1980, à l’époque où les spécialistes dans ce domaine étaient encore rares et où il n’existait pas de pratique soignante spécifique. En 1984, j’ai rejoint la Fondation Santé des étudiants de France, une institution médicale et psychiatrique qui accueille des adolescents et dans le même temps, j’ai commencé à travailler dans le domaine psychosocial à la Protection judiciaire de la jeunesse. Sur la base de mon expérience, j’ai créé à la fin des années 1980 le réseau « Adolescences en Ile-de-France » avec le soutien de la Fondation de France. À partir de 1996 et pendant dix ans, j’ai travaillé comme conseiller technique auprès du ministère de la Justice pour faire des propositions de santé en faveur des adolescents qui sont sous décision judiciaire, qu’ils soient criminels ou victimes. À cette époque, les banlieues françaises étaient traversées par une grande vague de violences urbaines. A la fin de ma mission, des départements m’ont sollicité pour mettre en place ce qui constituait une des conclusions de mon rapport remis au ministère, à savoir la création de Maisons des adolescents pour venir en aide aux jeunes et à leur famille. Aujourd’hui, il en existe plus d’une centaine dans toute la France, dont celles du Val-de-Marne et des Hauts-de-Seine, que j’ai moi-même créées.
Quel a été l’élément déclencheur de votre engagement en Arménie ?
P. A. : En 2016, je me suis rendu en Arménie pour accompagner ma fille Coline qui allait donner des concerts avec le quatuor Akhtamar. Et j’en ai profité pour rendre visite à mes collègues arméniens, que je connaissais, pour certains, depuis l’époque soviétique quand ils venaient dans mon service à Paris. Rapidement, l’idée a germé de mener un travail d’ensemble. Cette année-là, avec le service universitaire de pédopsychiatrie de Créteil, nous avons créé un séminaire international sur les psychotraumatismes, en partenariat avec l’université de Shirak et la Fondation Arevamanuk à Gyumri. Les années suivantes, j’ai mis en place des formations, des conférences et des enseignements de supervision sur le développement de l’enfant et de l’adolescent. En Arménie, j’ai découvert une situation comparable à celle des violences urbaines dans les quartiers en France. Dans les deux cas, il y a une forme de destructivité qui habite une région et sa population. Pour la France, ce sont des tensions internes entre civils, pour l’Arménie, c’est un agresseur qui s’exprime depuis si longtemps que les Arméniens ont intériorisé sa destructivité, ce qui pose problème pour soutenir un projet commun.
Comment avez-vous été amené à collaborer avec Santé Arménie ?
P. A. : C’est Sevan Minassian, praticien à l’hôpital Cochin, qui m’a sollicité fin septembre 2020, alors que l’ONG en était à ses débuts. Avec la psychanalyste Anahit Dasseux-Ter Mesropian de l’Hôpital Percy et la psychiatre Irène Nigolian de Genève, nous avons décidé de mettre en place un groupe de prise en charge des psychotraumatismes, dans un premier temps à l’attention des praticiens arméniens, qui étaient très impactés par l’état gravissime de leurs patients. En quelques jours, des milliers de soldats blessés psychiquement et mutilés ont afflué vers les services de soins et les soignants, qui ont fait un travail remarquable. Nous avons ensuite pris l’initiative de rendre visite aux soldats blessés psychiquement à Dilijan. Le médecin militaire, Tigran Tunyan, nous a sollicités pour que les médecins bénévoles d’Erevan puissent continuer leurs consultations au centre de réhabilitation mentale de Dilijan. Avec Santé Arménie, nous avons donc décidé de salarier une vingtaine de psychologues et de psychiatres pendant plus d’un an et demi, par le biais de la fondation Arevamanuk, afin d’assurer une continuité dans la prise en charge.
Quelles actions menez-vous actuellement ?
P. A. : Depuis 2022, nous avons pris le parti de focaliser nos efforts sur le Syunik, en créant une consultation spécialisée en psycho-traumas à Goris, puis à Jermuk. En gagnant en crédibilité auprès de la population, cette consultation attire des personnes atteintes des pathologies qui n’étaient pas traitées depuis des décennies, comme la schizophrénie, l’autisme, etc. Les psychologues que nous employons interviennent au centre de réhabilitation mentale que nous avons créé au sein du Centre Cardiovasculaire Franco-Arménien de Goris, et dans celui de l’association des psychiatres arméniens, dans le centre-ville de Goris. Nous venons également de développer une autre action dans la ville de Sissian avec des groupes d’adolescents. Pourquoi en groupe ? Car on ne peut pas accompagner les adolescents dans une dynamique strictement individuelle et soignante. Dans ce contexte de guerre permanente, on sait que les pensées collectives et individuelles sont l’objet de destruction et qu’elles habitent parfois les personnes elles-mêmes, avec par exemple des risques de suicide, de trahison, etc. Notre objectif à l’avenir est d’étendre ces groupes d’adolescents à la ville de Kapan et d’y créer un centre de soins pour les enfants.
Où en est la pédopsychiatrie en Arménie ?
P. A. : La prise en charge dans ce domaine est encore balbutiante, à l’exception de l’hôpital Arabkir et du professeur Babloyan qui s’intéressent à l’autisme depuis plus de dix ans et qui ont développé des formations de leurs professionnels à l’étranger. Avec Santé Arménie, nous travaillons depuis 2021 à la création d’une chaire de pédopsychiatrie à Erevan. Une convention interuniversitaire a été signée dans ce sens entre l’Université Paris-Est Créteil et l’Université d’Etat de médecine. Nous recevons régulièrement des stagiaires que nous formons préalablement au français et qui bénéficient ensuite de formations accélérées à la pédopsychiatrie au Centre Hospitalier Intercommunal de Créteil. La délégation de l’université nous rend aussi visite régulièrement pour définir des axes de progression en matière de soins, mais aussi de recherche et d’enseignement. La seule condition que nous avons posée, c’est que les futurs centres de soins de l’université soient présents dans toutes les provinces, et pas seulement dans la capitale.
Qu’est-ce que votre engagement en Arménie a changé pour vous en tant que professionnel et dans votre rapport à l’arménité ?
P. A. : Ce que ça a changé dans mon travail, c’est d’avoir encore plus à l’esprit l’interaction entre le patient et son environnement, sa famille, son groupe social, son employeur, etc. Pour l’Arménie, c’est une problématique massive, au vu de la guerre menée par l’Azerbaïdjan et la Turquie depuis 1988. Malheureusement, les Arméniens ont traversé cette période avec ce que Freud appelait « l’illusion et le déni ». Cette prise de conscience m’a aidé à redynamiser des choses qui étaient peut-être un peu trop figées dans ma pratique. En ce qui concerne mon lien à l’arménité, je pense que ça a réveillé quelque chose d’assez profond en moi et que j’ai évoqué dans un article publié récemment dans la revue L’autre. J’y explique que l’arménité est confrontée à quelque chose qui est trop souvent nié par les Etats et les Arméniens eux-mêmes, à savoir que les problèmes ont commencé en 1894, et pas en 1915. Pourquoi souffre-t-on aujourd’hui d’une extinction de voix sur la question arménienne ? C’est parce qu’en fait, le déni s’est mis en place dès 1909 sur tous les massacres qui ont précédé le génocide. Or à chacun de ces drames, on voit une constante : l’armée turque est toujours là, dans le but de détruire une partie de la population anatolienne et caucasienne. Cela m’a sensibilisé à la question des dénis : ils peuvent être non seulement organisés et instrumentalisés par des autorités ennemies, mais aussi contaminer des Etats amis, tout en étant à l’œuvre dans la vie psychique de chacun.